19 Janvier 2021
Image d’illustration [s.n.], CC BY-SA 3.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0>, via Wikimedia Commons
Sources : RGCF et Tramway 1901, RGCF 1934, Science et Monde 15 février 1934 site RetroNews, Traité élémentaire des chemins de fer d’Auguste Perdonnet 1865, Propagation industrielle 1 janvier 1869 + Journaux d’époque sur le site gallica.bnf.fr / BnF
La Prise en écharpe.
Le terme de prise en écharpe décrivait, à l’origine, une manœuvre militaire que l’on retrouve fréquemment décrite dans le compte rendu des guerres napoléoniennes et sûrement bien avant. Le sens donné à ce terme correspond à un mouvement latéral. C’est donc logiquement que lorsque deux voies se rejoignent en un point, on parle de prise en écharpe lorsque deux mouvements circulant sur ces voies se percutent au point de jonction.
Une de premières prises en écharpe rapportées par la presse a eu lieu le 16 octobre 1857 à l’entrée de la gare de Tours entre le train express Paris Bordeaux et un train de marchandises effectuant une manœuvre. Cela s’est terminé par des seuls dégâts matériels.
Par contre, le 26 septembre 1861, sur le réseau du Nord, une prise en écharpe entre deux trains de voyageurs s’est soldée par 6 morts et de très nombreux blessés.
Quelques années plus tard, le réseau du Nord, certainement incité de le faire par le procès qui s’en est suivi, a effectué de grands travaux pour supprimer les croisements à niveau là où des nœuds ferroviaires fréquentés faisaient courir le risque d’accident. On voit sur le schéma ci-dessous que pas moins de 4 passages supérieurs ou inférieurs ont été construits pour réduire au maximum les risques de prise en écharpe.
Une autre façon de gérer les bifurcations a été proposée par ce brevet du 29/04/1868 dans lequel l’ingénieur, G. Darimon, inventait un procédé d’aiguillage automatique combiné avec le signal correspondant dont le déclenchement était provoqué par le train en approche de la bifurcation au moyen d’une pédale disposée entre les files de rail.
Cet automatisme n’a pas vu le jour et c’est donc sur les aiguilleurs que la responsabilité de la sécurité des convois au franchissement des bifurcations a continué de reposer.
Dans l’exemple suivant qui représente une bifurcation de trois lignes de double voie, les risques de prise en écharpe étaient nombreux. A part le train qui allait vers B en provenance de A qui ne courrait aucun danger, les 3 autres mouvements possibles (A vers C, C vers A et B vers A) pouvaient être exposés à une prise en écharpe. Une défaillance humaine étant toujours possible, des enclenchements étaient venus renforcer la sécurité des circulations à ces points d’intersection.
Pour maintenir un débit de circulation suffisant, il fallait maintenir la possibilité des 3 mouvements simultanés non sécants que sont A vers B avec B vers A ou A vers B avec C vers A ou A vers C avec C vers A mais il fallait interdire tous les autres mouvements simultanés sécants à savoir A vers C avec B vers A ou C vers A avec B vers A. C’est le rôle qu’ont joué les premiers enclenchements mécaniques.
L’exemple de la bifurcation de Creil avec un passage de plus de 200 trains par 24 heures dont 164 qui se croisent (seuls les trains de Paris vers Amiens n’empruntent pas un itinéraire sécant) montre que la probabilité d’un accident aurait été très grande si des mécanismes n’étaient pas venus renforcer la vigilance des aiguilleurs et suppléer leurs éventuelles défaillances.
Dans la littérature ferroviaire, une des mentions les plus anciennes de ce risque majeur apparait sous la plume de Charles Bricka, Ingénieur en Chef des Chemins de fer de l’Etat, dans un cours de Chemins de fer professé à l’école nationale des Ponts et Chaussées en 1894. Voici le lien.
https://patrimoine.enpc.fr/document/ENPC02_COU_8_20900_1894_2?find_page=159
Quelle définition en est donnée de la part de cet éminent spécialiste dont nous reparlerons dans le chapitre des enclenchements mécaniques aux côtés d’Albert Descubes?
« Aux bifurcations, il est nécessaire de prendre des mesures de sécurité spéciales pour éviter les collisions en écharpe, c'est-à-dire la rencontre de deux trains circulant sur deux branches au point où elles convergent »
Il poursuivait en disant que le point de rencontre des voies est toujours protégé dans les 3 directions par des signaux d’arrêt absolu.
Les carrés 1 et 3 du schéma ci-dessous protègent deux mouvements convergents vers l’aiguille 1. Le carré 1 ne pourra pas s’ouvrir si le carré 3 est ouvert. Et le carré 3 ne s’ouvrira que tout autant que l’aiguille 1 sera dans sa position normale à gauche (direction donnée lorsque l’on regarde l’aiguille en pointe.)
Les deux carrés 1 et 3 en talon de l’aiguille ont une double fonction : ils s’opposent à une prise en écharpe des mouvements convergents et ils s’opposent au nez à nez. Le carré 2 en pointe de l’aiguille ne s’oppose qu’au nez à nez.
A noter que pour être suffisamment protecteur, les signaux carrés devront être implantés suffisamment en amont du point de convergence pour pallier un éventuel franchissement intempestif du signal en cas de mauvaise estimation du freinage par le conducteur. On appelle cela la marge de "glissement". Elle est plus importante en pleine voie qu'en gare car les vitesses y sont plus élevées.
La solution la plus efficace pour éviter tout risque de prise en écharpe est le saut de mouton. Il s'agit d'un ouvrage d'art qui franchit la voie sécante par un passage supérieur.
Lorsque les circulations d'une ligne ferroviaire franchissent par un ouvrage souterrain une autre ligne ferroviaire, l'aménagement est appelé dans ce cas là un terrier.
Les bifurcations en pleine voie ne sont pas les seuls cas possibles de prise en écharpe. En gare, deux itinéraires convergents peuvent mener à une partie de voie commune. Nous verrons que des enclenchements électriques comme le « transit » s’opposent à des mouvements convergents tant que le point de cisaillement n’est pas dégagé.
De même, pour les mouvements de manœuvre, les prescriptions du règlement correspondant imposent au chef de manœuvre de s’assurer que les croisements(1) sont libres avant la mise en mouvement et qu’ils sont dégagés par les wagons en stationnement à la fin de la manœuvre. En effet, sur les voies de service d’un faisceau, il n’y a généralement pas d’enclenchements qui prémunissent contre le risque de prise en écharpe ni d’ailleurs de nez à nez. C’est au chef de manœuvre d’appliquer les prescriptions réglementaires.
(1) un croisement dégagé correspond au garage franc de l'aiguille c'est à dire au point à partir duquel un wagon n'engage plus le gabarit de la voie voisine. Ce point est en général matérialisé par une traverse peinte en blanc en talon de l'aiguille.
Terminons par une statistique qui montre l’importance de ce risque ferroviaire majeur que représentait la prise en écharpe dans le passé, lorsque les systèmes de sécurité n’étaient pas aussi développés qu’aujourd’hui. Bien que ce recensement d’accidents ne concerne que les Etats-Unis, le pourcentage que représente le risque que nous venons de décrire est tout à fait transposable à ce qui se passait sur les réseaux de chemin de fer français.
Les trois principaux risques ferroviaires sont repris dans ce tableau avec une terminologie différente pour deux d’entre eux par rapport à celle que l’on a l’habitude d’utiliser à la SNCF : à l’arrière = rattrapage ; rencontre = nez à nez
Si l’on fait le total des 8 années recensées le rattrapage venait en tête avec 42% suivi de la prise en écharpe à 34% et enfin le nez à nez avec 24%.
En France la catastrophe type d’une prise en écharpe est celle de Melun le 4 Novembre 1913 qui a causé la mort de 44 personnes. N’allait pas croire que c’était en des temps anciens que ce type d’accident se produisait, un accident similaire s’est produit dans la même ville de Melun le 17 octobre 1991, 16 personnes y ont laissé la vie. J’étais, à cette époque là, responsable sécurité (fonction 3 ) sur l’Etablissement de Juvisy, je m’en souviens comme si c’était hier.