9 Avril 2021
Image d’illustration: Livre Locomotion moderne 1951 collection personnelle.
Sources: bulletin PLM 01/1930, 05/1935, 03/1937 et 07/1937 RGCF 03/1937, 05/1938, 09/1945, 03/1946, 04/1948 et 09/1950, La machinerie moderne 9/1938, La revue Industrielle janvier 1938 site gallica.bnf.fr / BnF, la locomotion moderne 1951 collection personnelle . + divers articles de presse cités dans le courant du texte.
Après avoir disposé dès 1930 de la plus puissante locomotive électrique à caisse unique au monde, la 262 AE (5400 ch : voir ci-dessous), la compagnie PLM prenait possession en 1937 de la plus puissante machine Diésel du monde, la 262-AD-I et sa jumelle la 262-BD-I (4400 ch)
Un prochain sujet sera consacré à cette puissante locomotive électrique mais en attendant, revenons à ces machines diésels dont la livrée bleue et gris et le profil aérodynamique (notamment une jupe cachant les essieux) leur donnaient une touche d’élégance dont on n’avait pas forcément l’habitude dans le domaine ferroviaire. Il faut dire qu’elles étaient initialement destinées à la traction des trains vers la côte d’Azur d’où cette couleur évoquant la mer. Bleu comme le ciel, bleus comme les flots de la méditerranée ainsi que le disait la publicité du PLM.
Si l’on revient à la raison de la conception de ces locomotives, il faut rappeler que la ligne impériale, Paris Marseille, et son prolongement sur Vintimille n’était pas électrifiée et qu’aucun projet à court terme ne le prévoyait. Dans ce contexte, le PLM souhaitait améliorer le temps de parcours entre Paris et la Côte d’Azur qui prenait plus de 14 heures pour relier Paris à Nice à la moyenne de 76km/h. Seul le train Côte d’Azur-Pullman tirait son épingle du jeu en reliant les 2 villes en un peu plus de 12h du fait de sa composition allégée (300t,) ce qui n’était pas le cas des autres trains classiques dont le tonnage avoisinait les 600tonnes.
Ces faibles vitesses moyennes avaient pour principales causes :
- les nombreux ravitaillements nécessaires aux machines à vapeur pour remorquer ces trains lourds sur un parcours de près de 1100km. Le Journal Paris Soir du 11 octobre 1937 rapportait qu’il fallait 28 tonnes de charbon et 200 tonnes d’eau pour effectuer ce trajet.
- les 8 gares d’arrêt général et les très nombreux points de ralentissement qui allongeaient sensiblement la durée du parcours du fait de la lenteur de la reprise de la marche normale par les locomotives de l’époque.
- le profil accidenté sur le littoral de Marseille à Fréjus avec des rampes de 8 mm/m.
La solution passait par une locomotive puissante pouvant s’affranchir des ravitaillements en cours de route et ayant de bonnes performances tant en montée en vitesse qu’en vélocité pure.
Le cahier des charges, établi début 1935 dans le cadre d’un appel d’offres (il est qualifié de concours dans les textes), prévoyait les contraintes suivantes :
Les études pour la réalisation des spécifications demandées conduisaient à prévoir une puissance d’environ 4000 ch ce qui ne paraissait pas insurmontable du fait des progrès réalisés dans les moteurs diesels grâce à la suralimentation.
A la suite de la réponse à l’AO deux machines prototypes ont été commandées (le bulletin PLM en parle dès le moi de mai 1935). L’une à la Compagnie de Fives-Lille, elle portera le numéro 262-AD-1, et l’autre à la Compagnie des Forges et Aciéries de la Marine et d’Homécourt, elle sera numérotée 262-BD 1. C’est cette dernière qui sortira la première d’usine le 3 juin 1937 et sera acheminée sur Paris (voir ci-dessous).
Elle sera exposée à Paris gare de Lyon pendant le congrès international des chemins de fer qui se tenait les 8 et 9 Juin 1937 (journée industrielle 10 juin 1937). On voit ci-dessous l’affluence des curieux venus admirer la puissante locomotive qui devait révolutionner les temps de trajet vers la Côte d’Azur.
Comme les deux locomotives ne font pas appel à la même mécanique sur certains points, commençons par décrire la doyenne, la 262-BD-1
Caractéristiques de la 262-BD-1.
Elle est constituée deux unités identiques du type 2-C-2 (3 essieux moteurs) qui sont reliées entre-elles par un attelage et des accouplements électriques et pneumatiques. Un passage entre les deux unités est possible grâce à une passerelle dissimulée par une gaine élastique qui relie les parois latérales et les pavillons.
D’une longueur hors tout de 33 mètres, elle avait une masse de 225,6 tonnes (en fait, après essais, des modifications lui seront apportées ce qui ajoutera 2,4 tonnes). Le diagramme ci-dessus montre une demi-locomotive avec la disposition des essieux et la pesée pour chacun d’eux : 18 tonnes pour les essieux moteurs et 14,7 tonnes pour les autres. Le poids adhérent (somme des essieux porteurs) s’établissait à 108 tonnes ce qui était tout à fait exceptionnel et facilitait le démarrage des trains lourds notamment en rampe. Le diamètre des grandes roues avec le bandage de 75mm était de 1,5m et celui des essieux porteurs de 1,01m.
La masse exceptionnelle de 225 tonnes se décomposaient de la façon suivante :
Le seul poids des groupes électrogènes (moteurs et génératrices) dépassaient les 61tonnes. Quant aux moteurs électriques de traction, ils dépassaient les 24 tonnes. On comprend dans ces conditions que la masse a dû être répartie sur pas moins de 14 essieux (8 porteurs et 6 moteurs).
Avant de passer à la description du moteur diesel, des génératrices et des moteurs de traction, voyons quelque vues en coupes qui détaillent les agencements internes.
L’agencement des deux types de locomotive est semblable. Le groupe électrogène est placé au-dessus des essieux moteurs dans un compartiment central. Celui-ci est encadré par les groupes réfrigérants et les groupes auxiliaires d’un côté et par l’appareillage électrique de l’autre. Le coffret contenant les batteries au cadmium-nickel est situé en avant de la cabine de conduite (voir sur la coupe longitudinale ci-dessus). Chaque extrémité comporte une cabine de conduite dont l’apparence est présentée dans la vue ci-dessous.
Outre les robinets de frein, le poste de conduite comporte différentes manettes dont celle d’accélération à seize positions ( voir le détail des crans un peu plus loin) celles de lancement et d’arrêt des groupes électrogènes. Une manette amovible de sens de marche permet, une fois retirée, d’isoler l’action des boutons poussoirs et des autres manettes. Le tableau de bord est complété par des tachymètres, ampèremètres, voltmètres et lampes témoins.
Le Moteur Diésel.
Un moteur Diesel Sulzer de type 12.LDA 31 (compagnie de construction mécanique de Saint Denis) équipait chacune des deux unités. Il était doté de 12 cylindres verticaux de 310 x390 en deux rangées de six d’où ils entraînaient 2 vilebrequins reliés à une génératrice principale associée à une auxiliaire.
Deux turbosoufflantes Rateau étaient montées à chaque extrémité du moteur ; elles étaient affectées à deux groupes de 3 cylindres les plus proches. Au régime nominal, la turbine tournait à 10 500t/mn pour une pression de suralimentation de 0,3kg/cm2.
Le moteur pouvait fonctionner à quatre régimes de vitesse correspondant à 16 crans de la manette d’accélération du manipulateur. Outre le cran 0 et les trois crans de démarrage ABC, on trouvait les crans suivants:
Les puissances aux différents régimes sont exprimées dans le tableau ci-dessous avec ou sans suralimentation. En régime nominal on atteignait les 1900ch et au régime maximal 2200.
La cylindrée n’est pas fournie dans la RGCF de 1937 mais sur la base d’un alésage à 310 et d’une course à 390, on arrive pour 12 cylindres à environ 353 litres pour 2200ch ! Pour nourrir ce monstre, on avait besoin de 319 litres /heure de gasoil et 3 litres d’huile de graissage (consommation mesurée en usine)
Une telle puissance mérite bien une image en coupe de ce fabuleux moteur !
L’équipement électrique.
La partie électrique était l’œuvre des Ateliers de Constructions Electriques de Jeumont. Elle était constituée :
- d’une génératrice principale auto-ventilée,
- d’une excitatrice qui alimente les inducteurs de la génératrice principale
- trois moteurs de traction dont la ventilation est assurée par un groupe moteur ventilateur de 19ch ?
Les caractéristiques (puissance et rendement à de ces équipements sont reprises dans le tableau ci-après.
De nombreux détails sont fournis dans la RGCF de juillet 1937, j’invite les curieux ou les férus de technique d'aller y jeter un œil.
Le tableau des performances ci-dessous peut paraitre complexe à comprendre au premier abord alors qu’il est, en fait, suffisamment explicite même pour un néophyte. Je vais vous donner quelques clés de lecture après sa publication.
La courbe FU correspond à l’effort à la jante à puissance unihoraire (2200ch) alors que la courbe FC correspond à la puissance continue (1900ch).
Les courbes R1 à R6 correspondent aux courbes de résistances à l’avancement de la locomotive et du train en fonction des déclivités (palier 450t, palier 600t, rampe de 5mm/m 450t, rampe de 5mm/m 600t rampe de 8mm/m 450t et rampe de 8mm/m 600t).
On observe que la courbe FC rejoint la courbe R1 à 135km/h alors qu’à la même vitesse la courbe FU permet une remorque d’un train de 600t. Si l’on reste sur la FC on voit qu’en rampe de 5mm/m la vitesse est d’environ 105km/h pour 450t et 95km/h avec 600t. Pour une rampe de 8mm/m, on est à 90km/h avec 450t et à un peu moins de 80km/h avec 600t. En régime unihoraire on a des valeurs d’environ 10km/h supérieure.
Particularité de la deuxième machine la 262-AD-1
Cette deuxième machine a été construite par la Compagnie de Fives-Lille.
Esthétiquement, elle différait de la précédente par une face avant moins anguleuse avec 2 vitres frontales au lieu de 3. La livrée était différente, elle faisait moins appel à la couleur bleu roi.
Le diagramme suivant reprend les caractéristiques de longueur de la 262-AD-1 qui est un peu plus courte de 30 centimètres que la 262-BD-1.
Mais c’est au niveau des moteurs que les différences sont les plus notables.
Alors que celle qui vient d’être décrite disposait de deux puissants moteurs, l’autre comportait 4 groupes principaux de 950ch et deux auxiliaires de 130ch. Cette approche fondamentalement différente était motivée par deux raisons principales :
- avoir recours à des solutions déjà éprouvées sur d’autres machines (moteur déjà en usage)
- minimiser les conséquences d’une avarie à un moteur sur les performances de la locomotive.
Les moteurs principaux construits par la société générale de constructions mécaniques de la Courneuve étaient de type MAN à 6 cylindres de 300 mm x380 mm. Les puissances développées aux différents régimes sont données dans ce tableau.
Aux deux extrémités des moteurs étaient disposées les turbosoufflantes Rateau qui, comme pour la précédente, sont affectées aux 3 cylindres voisins. Les deux groupes électrogènes étaient disposés côte à côte comme le montre cette vue.
Une indication du volume des réservoirs (2x 1700 litres) nous est donnée dans la description de ce deuxième exemplaire.
Quant au groupe électrogène auxiliaire, il s’agissait du moteur Diesel Saurer de type BXD à 6 cylindres (134 x 180) utilisé à l’époque sur de nombreuses automotrices.
Les caractéristiques des génératrices et des moteurs de traction sont reprises dans le tableau ci-après.
Comme pour la 262-BD-1, le RGCF de mai 1938 donne de nombreux détails sur la 262-AD-1. Ceux qui restent sur leur faim peuvent toujours s’y référer.
Utilisation de ces machines en service commercial.
Les 262 ont été utilisées au début sur le parcours Paris Nice qu’elles effectuaient en 11heures puis sur Paris à Lyon. La presse a fait des articles élogieux sur les performances de ces locomotives.
La guerre étant arrivée peu après, j’ai retrouvé dans les RGCF de septembre 1945, Mars 1946, avril 1948 et Septembre 1950 les éléments sur ce qui leur est arrivé et comment elles sont été réutilisées après guerre.
Dans un premier temps, elles ont été remisées à Clermont Ferrand en raison du manque de combustible. La SNCF a tout mis en œuvre pour éviter leur départ pour l’Allemagne en raison de la convoitise qu’elles pouvaient susciter de la part des occupants. Dès l’été 1945, les deux locomotives ont été affectées à la remorque des express entre Paris et Dijon. Chacune d’elles effectuait un parcours journalier de 630km (AR Paris Dijon). La SNCF rappelait que bien que conçues pour des trains rapides de 450tonnes, elles pouvaient remorquer des trains de plus de 700 tonnes sur cette artère comportant des sections accidentées (rampe de 8mm/m entre Les Laumes et Dijon).
En 1946, ces locomotives continuaient à assurer les parcours journaliers Paris/ Dijon car il n’était plus possible, comme avant guerre, de leur faire effectuer des parcours Paris Lyon en raison de l’allongement du temps de trajet entre ces deux villes compte tenu du parc de seulement deux locomotives 262. Elles n’avaient pas chômé pour autant puisqu’en un peu plus de 6 mois elles avaient parcouru 128 000 kms pour l’une et 108 000 kms pour l’autre. Outre leurs fiabilités, les articles du RGCF mettent en évidence leurs performances hors du commun comme ce fait rapporté en date du 21 septembre 1945 où, en tête du train 58, la 262-AD-1 a regagné 87 minutes sur le parcours Dijon Paris alors qu’elle remorquait un train de 17 voitures pesant 724 tonnes en maintenant en permanence la vitesse maximum autorisée sur le tronçon soit 110km/h.
En octobre 1946, après la suppression des ralentissements consécutifs aux détériorations de la période de guerre, les locomotives ont pu reprendre les aller et retour Paris Lyon (1024 km) sans ravitaillement. Au 1 novembre 1947 la 262-AD-1 totalisait 545 800km et la262-BD-1 670 000 km. La SNCF précisait que la régularité de leur fonctionnement était remarquable.
Enfin en 1950, suite à la mise en service de la traction électrique sur Paris Lyon, les 262 ont été affectées à la ligne du littoral méditerranéen au dépôt d’attache de Nice Saint Roch. Il est rapporté dans le RGCF de septembre 1950 les nombreux gains de temps en parcours que ces deux locomotives ont permis d’obtenir en diverses occasions.
Si la guerre n’avait pas éclaté en 1939, il est probable que ces deux prototypes auraient été à l’origine d’une belle lignée en attendant l’électrification du réseau.
Pour terminer, revoyons la photo de cette formidable locomotive qui a été la plus puissante de son époque et que l’on ne peut plus, malheureusement, admirer aujourd’hui. Elle aurait eu légitimement sa place à la cité du train à Mulhouse.