18 Mars 2022
Image d’illustration : RGCF Juin 1936 site Gallica.bnf.fr/BnF/,
Sources : RGCF juillet 1929, RGCF janvier 1930, RGCF octobre 1932, RGCF juin 1936, Bulletin PLM Mai 1930, Bulletin PLM Mars 1932, Bulletin PLM Mai 1932, Bulletin PLM Mars 1933, Bulletin PLM mai 1935, Bulletin PLM septembre 1937 le tout sur le site Gallica.bnf.fr/BnF/, Loco Revue n°383 Mai 1977
Locomotives Garratt double Pacific
C’est Napoléon III qui, dès 1857, décida de créer un réseau de chemin de fer en Algérie, alors colonie française. Le premier tronçon, Alger Blida, fut mis en chantier en 1858 par l’autorité militaire.
Trois lignes étaient envisagées au départ et c’est à la Compagnie des chemins de fer Algérien (CFA) que l’on confia la mission de créer ces lignes et de les exploiter. Mais dès 1863, la compagnie PLM reprenait sous le nom de PLMA la concession de deux lignes dont elle assura l’essentiel de la construction en particulier la jonction Alger-Oran en 1871 et la ligne de Constantine à Philippeville (Skikda aujourd’hui). Cette reprise de l’exploitation de ce chemin de fer par le PLM trouvait sa justification dans la liaison d’intérêts qui existait entre l’Algérie, dont le débouché principal était le port de Marseille, et la compagnie du PLM qui desservait cette ville et dont les lignes de chemin de fer étaient l’amorce d’un réseau irriguant une grande partie de la France et de l’Europe.
Le développement ferroviaire se poursuivit et en 1880, cinq groupements exploitaient un peu plus de 1000 km : le PLM (PLMA), la Franco-Algérienne, le Bône-Guelma, l’Ouest Algérien et l’Est Algérien.
Petit à petit, par le biais de fusion et de reprises d’activités, deux réseaux restaient seuls en lice en 1933, le PLM (PLMA) exploitant 1287 kilomètres et le réseau de l’Etat Algérien en charge de 3631 km.
En octobre 1933, afin de rationaliser l’exploitation du réseau Algérien, les deux compagnies fusionnaient en reprenant le nom du chemin de fer d’origine, le CFA. Pour donner une idée de l’importance de ce nouveau réseau de 4918km, il est intéressant de le comparer avec ceux de Métropole de la même époque. Le Nord avait 1000km de moins et il en manquait 500 au Midi pour égaler le CFA qui était comparable au PLM
Je ne vais pas faire ici une description du réseau, de ses gares et ateliers ni une rétrospective des différents matériels qui ont été utilisés pour la traction des trains de marchandises ou de voyageurs mais je vais me limiter au choix qui a été fait à la fin des années 20 et au tout début des années 30 d’équiper certaines lignes de ce réseau avec les puissantes locomotives Garratt, bien adaptées à la remorque des trains sur des lignes comportant des déclivités importantes et des tracés sinueux. Ceux qui veulent en savoir plus sur les efforts immenses de modernisation réalisés par l’administration française à travers les compagnies exploitantes peuvent se reporter au Bulletin PLM de septembre 1937 qui décrit les travaux effectués dans les gares et les ateliers https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4235953w?rk=128756;0 . Il existe également un numéro spécial PLM, édité pour le centenaire de l’Algérie en 1930, qui brosse notamment le portrait du réseau PLM en Algérie et retrace son histoire. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k42331397?rk=64378;0
S’il fallait un exemple des investissements massifs réalisés au CFA, l’image de cet immense et moderne dépôt-atelier de Sidi-Mabrouk en est une bonne illustration (il est d’ailleurs présent aujourd’hui au même endroit et dans la même configuration
Les Garratt.
Les premières Garratt, du nom de son concepteur William Garrat, apparurent en 1909. Vingt ans après, la valeur de ces locomotives articulées était tellement reconnue que l’on en retrouvait sur pratiquement tous les continents. Voici, en 1929, la liste des compagnies qui exploitaient ce type de machines sur des écartements extrêmement variés de 0,60m (Afrique) à 1,67 mètre (Espagne).
Les différents types de Garratt produites à cette époque étaient au nombre de 10 avec un nombre d’essieux moteurs allant de 4 à 8. Notez que dans le tableau qui suit, la classification à droite correspond à la notation Whyte qui donne le nombre de roues et non le nombre d’essieux.
Pourquoi avoir choisi des Garratt pour l’Algérie ?
Au cours de la décennie des années 20, le trafic augmentant dans des proportions importantes à raison de plus de 60% pour les voyageurs, dont le trafic s’élevait à plus de 4 millions de passagers, et plus de 50% pour les marchandises avec un tonnage de 2,5 millions de tonnes, il fallait sans cesse allonger les compositions sans pour autant négliger les vitesses d’acheminement malgré les régions difficiles traversées. Les locomotives fournies par le PLM s’avéraient progressivement insuffisantes pour faire face, dans de bonnes conditions, à ce type de trafic. C’était notamment le cas pour les 230C qui étaient les locomotives à voyageurs les plus puissantes du chemin de fer algérien. Celles–ci mettaient 10 heures en moyenne pour franchir les 420 kilomètres (dont 400 de voie unique) entre Alger et Oran en raison des déclivités de 20mm/mètre et des courbes à très faible rayon.
La première Garratt à être livrée était une double Mountain (241+142 à 14 essieux) pour la ligne à voie métrique (1,055m) de Blida à Djelfa longue de 279 km et dont le point le plus haut culminait à 1133 mètres.
Cette locomotive sera décrite dans le prochain article.
Locomotive GARRATT 231-132 type double Pacific à voie normale
La compagnie PLMA avait fait appel, pour la construction de cette locomotive, à la Société Franco-Belge avec le brevet de la société Beyer et Peacok sous les directives et conseils de la compagnie PLM. Sa première mise en service a eu lieu en juillet 1932, six mois après la locomotive Garratt à voe métrique du type 241-142 dont il sera question dans le prochain article.
Le cahier des charges établi pour la construction des 12 premiers engins spécifiait que :
- le tonnage normalement remorqué à la vitesse de 105km/h en palier devait s’élever à 540 tonnes. En rampe de 20mm/mètre la vitesse de 40km/h devait être maintenue avec une charge de 400 tonnes ou 540 tonnes à un minimum de 24km/h et ce quelles que soient les courbes et contre courbes rencontrées sur la section la plus critique de la ligne d’Alger à Oran.
- s’inscrire dans les courbes à faible rayon tout en les abordant aux vitesses autorisées soit 105 km/h (rayon de 650m), 70km/h (rayon de 300m) et 50km/h (rayon de 200m) et à faible vitesse (rayon de 150m).
- offrir une stabilité parfaite dans toute la plage de vitesse autorisée soit de 0 à 110km/h.
La ligne d’Alger à Oran, sur laquelle était appelée à circuler la 231-132, avait été terminée en 1870 après 10 ans de travaux. La majeure partie du parcours, long de 421 km, s’effectuait sur une voie unique traversant des régions comportant de nombreuses déclivités dont certaines jusqu’à 20mm/mètre. Le tracé, sinueux par endroit, était fait de courbes et contrecourbes de 300 mètres de rayon. Voici un schéma de profil de la ligne avec les indications des déclivités, du rayon des courbe et du nombre de voies de circulation.
L’armement de la voie avait été renforcé de même que les ouvrages d’art afin que puissent circuler des engins à 18,5 tonnes par essieu. Des travaux de mise en double voie d’une partie du parcours avaient été réalisés de même que des modifications aux installations de voie unique pour permettre le passage en vitesse des trains lors des traversées des gares.
L’augmentation du trafic voyageurs et la « métallisation » des voitures avaient progressivement augmenté la charge des trains express qui était passée en moyenne de 180 tonnes en 1923 à 370 tonnes en 1930. Cette tendance haussière n’étant pas prête de s’arrêter et malgré la double traction uilisée pour les locomotives 230 sur les parcours les plus difficiles, le PLMA n’avait pas d’autre choix que d’étudier d’autres pistes qui passaient forcément par un renouvellement du parc des engins moteurs. Celui du matériel roulant suivait la même voie avec toutefois des voitures métalliques un peu différentes des OCEM car allégées (41t de tare au lieu de 46t) pour tenir compte des spécificités des voies. Ces voitures modernes étaient dotées d’un dispositif de conditionnement d’air par bac à glace et d’un revêtement extérieur en bois de teck pour améliorer l’isolation thermique.
Les premières réflexions avaient envisagé d’avoir recours à des Pacific ou à des Mountain qui auraient pu faire l’affaire dans les régions de plaine mais cela n’aurait plus été le cas en montagne. Plus que la puissance, le handicap principal résidait dans un poids adhérent trop faible. Si l’on prend pour base une adhérence de 1/5, il faut un poids adhérent de 200 kilos pour tracter une tonne sans patinage. De là, on peut en déduire que les locomotives Pacific, avec leurs 3 essieux moteurs dont le poids par essieu n’aurait pas pu dépasser les 18,5 tonnes que pouvait supporter le voie, n’auraient pu tracter que 18,5 x 3 essieux x 5 (200 kilos pour 1 tonne) = 280 tonnes. Les Mountain, avec leurs 4 essieux, auraient fait mieux sans pour autant que cela soit suffisant : 4 x 18,5 x 5 = 370 tonnes.
Le fort poids adhérent des Garratt répondait bien à la problématique surtout qu’elles avaient un autre avantage important par rapport à une locomotive rigide avec un grand nombre d’essieux accouplés à savoir qu’elles étaient articulés. Cette disposition lui permettait de ne pas être bridée en vitesse par la contrainte des accouplements de trop nombreux essieux sur une locomotive ordinaire.
Toutefois une inconnue demeurait ce qui incitait à une grande prudence les ingénieurs du PLM et PLMA. En effet, à ce moment là, aucune Garratt n’avait été utilisée en service régulier au-delà de la vitesse de 80km/heure d’où la décision des dirigeants de commander d’abord une machine d’essais avant de se lancer dans une commande d’une série de 12 locomotives 231+132 BT. Nous verrons que cette machine sera poussée en essais jusqu’à 130km/h sans que sa stabilité soit mise en défaut.
La machine d’essai prenait la numérotation 231+132 AT1 et était d’abord livrée sur le réseau du PLM en métropole car celui-ci disposait de tous les appareils de mesure nécessaires dont une voiture dynamométrique.
On va voir que ce fut une décision sage de recourir à un prototype car de nombreuses modifications ont été apportées par la suite. A la fin de l’article un tableau récapitulatif des caractéristiques entre la machine prototype et la machine de série sera présenté.
Description de la 231+132 AT1
Longue de 29,38 mètres avec les organes d’accouplement, cette impressionnante locomotive avait nécessité la construction de ponts tournants de 35 mètres dont l’Europe ne possédait pas encore l’équivalent.
La Garratt double Pacific avait une masse maximum en ordre de marche de 211,6 tonnes pour un poids adhérent de 108 tonnes. La répartition du poids par essieu est donnée dans le tableau suivant. Le maximum par essieu restait inférieur de 500 kilos à la charge théorique supportée par les ouvrages d’art.
Comme pour les Garratt à voie étroite qui seront décrites dans le prochain article, les principes de construction de cette 231+132 étaient les mêmes. La machine était composée de 3 éléments articulés. Le châssis central rigide, qui reposait sur les pivots des deux trucks moteurs d’extrémités formant bogies, supportait la chaudière et la cabine de conduite.
Description des trucks
Chaque truck disposait du même nombre d’essieux qu’une Pacific avec un bogie avec roues de 1m suivi de 3 essieux accouplés avec roues motrices de 1,80m et un bissel à bras radial à roues de 1,29m.
Pour faciliter l’inscription en courbe, les dispositions suivantes avaient été prises :
- amincissement de 10mm des boudins des essieux moteurs,
- jeu latéral du bissel de 40mm de chaque côté,
- jeu latéral du pivot de bogie de 85mm de part et d’autre.
Le bissel et le bogie disposaient d’un rappel par ressort.
Chaque truck supportait une caisse à eau, celle d’avant avait une contenance de 19m3, celle d’arrière en emportait seulement 9,5m3. L’eau des deux caisses communiquait par un tuyau d’équilibre.
Les opérations d’entretien de la chaudière étaient facilitées par la possibilité de levage de la caisse à eau avant au moyen de 4 vérins commandés par pompe à huile.
La soute à charbon était placée sur la caisse à eau arrière. Elle abritait 9 tonnes de charbon qui étaient manutentionnées vers l’avant par un dispositif mécanique commandé par la vapeur du type « Revolving bunker ».
Les trucks étaient équipés de deux cylindres extérieurs horizontaux à simple expansion de 0,490 m de diamètre et de 0,680 m de course.
Dotée initialement d’une distribution Walschaerts, la Garratt fut, après essais, équipée du système à pistons-valves Cossart.
Description du châssis central.
La chaudière, dans la version prototype, était timbrée à 16 kilos/cm2, elle sera portée à 20 kilos/cm2 pour les engins de série 231+132 BT 1 à 12. De même, la grille initiale qui mesurait 5,07m2 sera agrandie dans sa version définitive à 5,40m2. L’inclinaison de cette dernière sera sensiblement accentuée passant d’un peu plus de 8° sur le prototype à 16,40°sur les BT 1 à 12. La raison de cette inclinaison résidait dans le remplacement du « revolving Bunker » par une soute fixe avec pousseur de charbon.
La chaudière était de forme très ramassée avec un corps cylindrique relativement court. C’est l’absence des trains de roues et des mécanismes sous la chaudière qui autorisait cette configuration particulière qui, du fait d’une moindre longueur des tubes, améliorait l’efficacité de la vaporisation à surface de chauffe comparable.
Le faisceau tubulaire comportait en version série 225 tubes à petit diamètre et 48 tubes à grand diamètres pour une surface de chauffe de 239 m2.
Le faisceau surchauffeur était composé de 48 tubes développant une surface de 90m2. Avec le foyer, la surface totale de chauffe dépassait les 350 m2. Lors des essais la température de la surchauffe avait été mesurée à 370° en moyenne et à 395° en pointe.
L’échappement Kylchap d’origine, qui ne se prêtait pas bien à la marche en régime variée de la locomotive, fut remplacé par un échappement PLM de type double transversal à croisillons variable. La section de cheminée fut portée à cette occasion de 1809 à 2220cm2.
La vaste cabine de conduite disposait d’un élément de confort appréciable dans ces contrées où régnaient de fortes chaleurs, la ventilation de l’air assurée par un puissant turboventilateur. Deux postes de commande autorisaient la conduite dans les deux sens. Le changement de sens de marche était à commande électrique avec un dispositif de secours à main.
Dispositifs divers.
Le système de freinage faisait appel au frein continu automatique Westinghouse, modérable au serrage. Le coefficient de freinage s’établissait à 54% du poids adhérent (66% sur les engins de série)
Les sablières étaient à commande à air comprimé du type Leach. Elles agissaient dans les deux sens de marche pour les essieux moteurs.
Essais
La locomotive prototype a été livrée au réseau PLM métropolitain le 12 août 1932. Dès le mois de septembre, après une courte période de rodage, la Garratt 231+132 fut mise à la tête des trains express lourds entre Laroche et Dijon. Ce service était habituellement assuré par des Pacific ou des Mountain les plus modernes dont la chaudière était timbrée à 20 kilos/cm2. Les marches de ces machines étaient calculées pour des compositions respectives de 561 et 571 tonnes.
Malgré un tonnage moyen de 637 tonnes confié à la Garratt celle-ci avait pu respecter les horaires sans difficultés et la vitesse de 110 km/h, qui était le maximum fixée, fut fréquemment dépassée.
Après 6 mois de tests en France suivis des modifications apportées suite aux enseignements tirés de ces essais, une campagne de vérifications similaires a été conduite en Algérie sur les parcours où ces nouvelles machines étaient appelées à circuler. C’est ainsi qu’en avril 1933, les premiers essais étaient menés entre Alger et El-Affroun avec des trains aux charges et compositions croissantes respectivement de 350 à 550 tonnes et de 19 à 29 véhicules sur des tronçons avec rampes de 20mm. Les résultats obtenus se sont avérés très satisfaisants y compris lorsque le PLMA a décidé de confronter la 231+132 à une double traction de 230-C pour la remorque d’un train de 540 tonnes. Là où la Garratt n’avait besoin que d’un taux d’admission à 40% pour respecter la marche, il fallait pousser les deux 230-C aux limites de leurs possibilités pour le même résultat. Les ingénieurs avaient conclu que le rapport entre les possibilités de remorque d’une Garratt et d’une 230-C s’établissait à 2,4.
Parmi les nombreux autres essais, on peut noter ceux concernant les très forts tonnages comme ce train de 1025 tonnes avec 73 véhicules en rampe de 15mm/m entre Boufarik et Blida où la double Pacific s’était parfaitement acquitté de sa tâche en remorquant le train à 30km/h avec une admission de 50%.
Le seul bémol qui venait tempérer l’enthousiasme des responsables d’essais concernait les vibrations qui apparaissaient lors des vitesses supérieures à 120 km/h et qui les obligeaient à se limiter à 133km/h dans leurs tentatives de montée en vitesse. L’identification du problème semblait être lié au bunker. Celui-ci devait d’ailleurs être remplacé par une soute fixe avec pousseur de charbon.
Les conclusions des essais de vitesse faisaient état d’une parfaite stabilité qui devait permettre, sur des voies résistantes et bien assises, d’atteindre couramment des vitesses de 140km/h.
Enfin la puissance moyenne soutenue avait été mesurée à 2300 chevaux avec des pointes à 2600 chevaux.
Commandées dans un premier temps à 12 exemplaires, le parc fut porté à une trentaine d’engins par la suite. L’avènement du Diesel et le manque d’entretien ont sonné le glas de ces imposantes locomotives au début des années 50. Elles furent vendues à l’Espagne pour ferraillage.
Encore une fois, on peut regretter que cette double Pacific, qui a roulé comme nous l’avons vu sur le réseau métropolitain, ne soit pas préservée pour être exposée à la cité du Train de Mulhouse.
Elle aurait fière allure avec sa trentaine de mètres et ses 210 tonnes!
Annexe.
Tableau des caractéristiques comparées entre le prototype et les machines de série.
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