20 Décembre 2023
Sources : RGCF Nov. 1945 site Gallica https://gallica.bnf.fr , RGCF Janvier 1946 site Gallica https://gallica.bnf.fr, Revue Notre Métier n° 1 à 29 site Gallica https://gallica.bnf.fr, Livre Locomotion Moderne 1952 collection personnelle, Revue France d'abord 11/1943 site Gallica https://gallica.bnf.fr
Image d’illustration Livre Locomotion moderne 1952 collection personnelle.
Contribution des cheminots à la résistance et à la reconstruction.
A l’heure où le « cheminot bashing » est à la mode, il me parait opportun de rappeler quelques faits historiques en retraçant ce que des femmes et des hommes de la SNCF ont réalisé pour leur pays et leur entreprise au sortir de la guerre.
Avant d’évoquer l’importante phase de la reconstruction, disons un mot sur le comportement des cheminots pendant le conflit et commençons par cette affiche qui rappelle le lourd tribut qu’a eu à payer cette corporation.
Au-delà du nombre de tués, blessés, internés ou déportés, c’est dans la résistance que beaucoup de cheminots se sont investis à commencer par Louis Armand, sans doute le plus illustre d’entre eux, compagnon de la libération et un des fondateurs de « Résistance Fer ».
Résistance Fer a permis en 1943 l’unification des groupes épars de résistance ferroviaires qui ont été fusionnés en une organisation hiérarchisée dont les ramifications s’étendaient sur tout le territoire.
Une des premières actions, menées par ce réseau, s’est exercée dans le domaine du renseignement. De très nombreuses informations ont été transmises aux services français de Londres sur l’exécution des transports ayant trait à la guerre (les TCO ou transports en cours d’opération), sur les interruptions de trafic consécutives aux bombardements et sur tout ce qui était de nature à faire mieux connaitre l’organisation de l’ennemi afin de mieux la contrer.
De cette première phase plutôt passive, « résistance Fer » passa à des modes d’actions plus offensifs en visant directement les transports allemands. Le film de René Clément, « La Bataille du Rail », montre bien la détermination et le courage de ces cheminots organisant des actes de sabotage sur la voie, les ouvrages d’art ou le matériel. Ces actions ont peu à peu gagné en efficacité au fur et à mesure qu’elles étaient coordonnées avec les FFI dont Résistance Fer était en liaison, d’abord par le biais des NAP (Noyautage des Administrations Publiques), puis par la suite en contact direct avec des membres de l’Etat Major.
Voici un compte rendu des FFI détaillant les actes de sabotages quasi-journalier.
D’autres faits moins connus ou moins spectaculaires constituaient pourtant l’engagement quotidien de cheminots comme cette anecdote que Louis Armand rapportait devant le général Koenig ancien chef des FFI et René Mayer, ministre des travaux publics le 19 Novembre 1944 au Palais de Chaillot (de gauche à droite Louis Armand, René Mayer et le général Koenig futur Maréchal de France)
Sur le grave sujet de la déportation qui a valu beaucoup de critiques et de procès à la SNCF, voyons encore ce qu’en disait Louis Armand.
Cette affirmation se trouve d’ailleurs corroborée par le récit ci-contre trouvé dans le journal Notre Métier du 4 Mai 1945 qui précise en introduction
« il ne faudra pas oublier que les cheminots prirent maintes fois des initiatives contre les déportations de même que contre les transports de marchandises pillées en France et destinées à accroître le confort et le bien-être des vainqueurs.
Voici à titre d’exemple une de ces initiatives qui sauva tout un contingent de déportés »
Comme certains pourraient contester l’objectivité des propos tenus par des représentants de la corporation des cheminots, donnons la parole au Chef des FFI, le général Koenig, glorieux personnage dont la parole ne peut souffrir aucune contestation possible.
Et de conclure son propos par le rôle des chemins de fer à la libération :
Le général de Gaulle faisait le même constat en déclarant le 17 mai 1945 lorsqu’il citait, à l’ordre de l’armée, le réseau Résistance Fer :
« Les cheminots résistants regroupés dans ‘Résistance Fer’ ont lutté pendant toute la durée de l’occupation avec ténacité, courage et discipline, en dépit de tous les risques, pour la cause de la France et de la liberté »
Quant à ceux qui n’avaient pas eu cet idéal patriotique et qui s’étaient compromis dans la collaboration ou dans une passivité coupable, la SNCF mettait en place, dès septembre 1944, des commissions dites « d’épuration administrative » au nombre de six (une pour les services centraux et une par grande région SNCF). Celles-ci étaient chargées de rechercher les responsabilités de ceux qui avaient failli et de proposer les sanctions qui pouvaient aller jusqu’à la révocation.
Ce point étant fait, venons-en au rôle joué par les cheminots dans la reconstruction du réseau et dans la remise en marche (remise en train) de l’outil ferroviaire.
Quelle était la situation du réseau et du matériel à la libération ?
Au lendemain de la libération, le réseau de chemin de fer se trouvait dans un état pitoyable, mutilé qu’il était par les bombardements, les actions de la résistance et les actes de sabotage commis par l’ennemi pour protéger sa fuite.
Voyons, dans le détail, l’état de l’infrastructure et du matériel.
La carte ci-dessous montre la dispersion des destructions de ponts ou viaducs ferroviaires sur tout le territoire.
Ci-dessous, exemple de destruction de viaduc, ici celui de Nogent sur Marne en 1944.
Là encore, l’ampleur de la tâche de reconstruction paraissait énorme et aurait pu en décourager plus d’un. Il y avait même certaines voix qui s’élevaient pour donner la priorité à la route, pensant que le rétablissement du réseau serait bien trop long et couteux voire impossible à réaliser.
L’inventaire des installations détruites faisait état de :
Ces installations stratégiques n’ont évidemment pas été épargnées. Ont été recensés comme endommagés ou détruits les équipements suivants :
La vue ci-dessous montre l’état du triage des Aubrais en 1944.
Ce tableau établi par la SNCF en 1945 donne l’état du parc avant-guerre et à la libération.
|
Septembre 1939 |
Septembre 1944 |
Locomotive à vapeur |
13 036 |
3 000 (1) |
Locomotive électrique |
614 |
490 (2) |
Wagons marchandises |
370 000 |
172 000 |
Pendant la période qui a précédé immédiatement la libération et au lendemain de celle-ci, les transports par fer se trouvaient quasiment à l’arrêt. Je consacrerai un peu plus loin dans le texte un paragraphe entier sur la façon dont cette reprise progressive a été organisée mais dressons au préalable un bilan des sections de ligne dont l’exploitation était encore possible en sachant que sur les 39 000 kilomètres qui composaient le réseau en 1939, il n’en restait que 18 000 utilisables à la libération.
La carte ci-dessous montre qu’aucune relation transversale ou radiale ne pouvait être parcourue de bout en bout. Seuls les tronçons figurant sur la carte pouvaient être parcourus sans rupture de charge.
Il fallait donc au plus vite assurer la jonction des itinéraires, d’abord en provisoire pour accélérer la reprise partielle du trafic puis de façon plus pérenne pour revenir à une situation normale.
Dès le 27 août 1944, alors qu’une partie seulement du territoire était libérée, la SNCF publiait un ordre du jour destiné aux cheminots pour les appeler à se remettre au travail afin de réparer le matériel, reconstruire les infrastructures et remettre sur les rails l’outil de travail. Pour donner plus de sens à son exhortation, le président de la SNCF faisait appel à la fibre patriotique de son personnel en proclamant :
« La Nation se tourne vers vous pour vous demander d’abréger ses souffrances et hâter sa renaissance. Vous répondrez à son appel »
A partir de Septembre 1944, on allait assister à de véritables travaux d’Hercule accomplis par les cheminots mais aussi par les travailleurs du pays tout entier et par les troupes du génie de l’armée américaine.
Une personnalité bien connue des cheminots, Raoul Dautry, allait prendre les rênes du ministère de la reconstruction et de l’urbanisme. Avec un tel personnage, bien au fait de la technique ferroviaire pour avoir été le Directeur de la Compagnie des chemins de fer du Nord, les travaux ne pouvaient qu’avancer à grands pas grâce à ses talents de stratège et d’organisateur.
Mais l’enthousiasme et la volonté sans failles des hommes allaient se heurter au manque de matériaux pour approvisionner les chantiers. Cela se traduisait par une complexification dans l’exécution des travaux comme par exemple la nécessité de démonter des parties de voie non détruites sur les lignes secondaires pour les réutiliser sur les tronçons prioritaires. Ces pénuries conduisaient également à utiliser des moyens de fortune pour rétablir coûte que coûte la continuité du rail. Si le passage des trains devenait à nouveau possible, il ne pouvait se faire qu’à vitesse réduite et sous des modes d’exploitation dégradés. En corollaire, un allongement sensible des trajets devenait la règle comme par exemple un Paris Lyon en 12 h ou un Paris Bordeaux en 24 h en passant par Limoges et Montauban.
Le système D et l’ingéniosité des cheminots s’exprimaient aussi à travers la régénération ou la remise en état de matériels et matériaux récupérés. C’était le cas, par exemple, pour les cœurs de croisement d’aiguilles qui étaient rechargés par soudure à l’arc. Le petit matériel, comme les éclisses, les boulons d’éclisse ou les tirefonds, était régénéré par passage au four et à la presse ou même au laminoir pour les tirefonds afin de refaire leurs filetages.
Pour maintenir la motivation intacte et susciter de nouvelles initiatives, la SNCF faisait placer ce type d’affiches dès le mois d’octobre 1944 dans les principales artères de Paris.
Ces différentes mesures combinées à la vaillance des hommes portaient rapidement des fruits comme en atteste le premier bilan des premiers mois que l’on peut voir ci-dessous :
Ouvrages (1) sur lesquels la circulation des trains redevenait possible (source RGCF 01/11/1945)
En ce qui concerne le matériel, le bilan à 3 mois était tout aussi spectaculaire.
En 3 mois 2700 locomotives étaient à nouveau opérationnelles soit 30 locomotives réparées quotidiennement malgré les détériorations qu’avaient subis les machines-outils puisque 3 800 avaient été détruites ou gravement avariées. Là encore le système D avait primé pour pallier la pénurie de pièces de rechange. Les ré usinages et le prélèvement de pièces utilisables sur les locomotives non récupérables (cannibalisme) devenaient le lot quotidien des agents d’entretien.
C’est donc tous ces travaux plus ceux faits au niveau de l’infrastructure ferroviaire (appareils de voie, signalisation, poste d’aiguillage, pose de la voie) qui permettaient de changer sensiblement la physionomie de la carte des relations que nous avons vue précédemment. Voici une nouvelle carte au 31/12/1944 qui montre comment le réseau fragmenté de fin août 1994 s’était petit à petit densifié quatre mois plus tard.
De même, les installations de sécurité retrouvaient une image plus conforme à ce que les cheminots avaient l'habitude de voir. Comparez cette vue prise au même endroit du triage des Aubrais 1 an après celle que j’ai présentée un peu plus haut dans le texte.
L’infrastructure étant en partie rétablie, comment cela s’était-il traduit au niveau de la reprise du plan de transport.
La période de redémarrage ne fut pas des plus aisées. Aux dommages largement décrits ci-dessus, venaient se surajouter des contraintes liées au contexte de la fin de la guerre à savoir la pénurie de combustible et la priorité exigée par les autorités de l’armée aux transports militaires. Devant cette situation, la SNCF devait fixer des priorités d’entente avec les autorités de tutelle.
A) Il fut décidé de privilégier, dans un premier temps, une relance rapide du trafic de la banlieue parisienne.
Dès le 29 août, les premiers trains de banlieue étaient mis en marche afin de permettre aux cheminots de rejoindre leurs lieux de travail, préalable indispensable à la remise en train de l’outil de travail.
A partir du 31 août le public pouvait emprunter les trains de banlieue des réseaux Est, Sud-Est et Nord assurés, pour la traction, par des locomotives à vapeur.
Le 4 septembre les lignes électrifiées des autres réseaux (Ouest et Sud-Ouest) étaient remises sous tension permettant ainsi la reprise du trafic en périphérie parisienne.
Au cours de ce mois de Septembre, les dessertes s’étoffaient progressivement et la plupart des lignes offraient un service de proche banlieue orienté vers Paris le matin avec un retour au départ de Paris le soir. Ainsi, 1 mois après le redémarrage, la moyenne journalière des parcours des trains de banlieue atteignait 6 000 kilomètres soit un peu plus du quart de la situation antérieure.
A la mi-octobre, un service de milieu de journée venait compléter la seule mobilité pendulaire mise en place à la reprise. De plus, d’autres destinations plus éloignées étaient à nouveau desservies ce qui portaient à 8 700 kilomètres les parcours quotidiens. Peu après, le service de dimanches et fêtes était rétabli et la plage horaire de la pointe était étendue.
Ces améliorations constantes conduisaient à assurer une offre de parcours journalier de 16 300 kilomètres au 1er janvier 1945 soit les ¾ du service normal.
B) Une autre priorité a consisté à rétablir des liaisons vers les grandes métropoles régionales. Pour privilégier la rapidité de cette remise en route mais aussi de celle de ces relations, il fut décidé de faire rouler des autorails et de limiter les conditions d’accès aux porteurs d’ordre de mission ou d’ordre de service. Toulouse fut la première grande ville desservie le 22 septembre avec un itinéraire passant par Orléans où un transbordement était organisé pour faire franchir la Loire. Suivirent rapidement d’autres liaisons comme Paris Lille, Nantes, Rennes, Lyon, Marseille et bien d’autres jusqu’à fin décembre.
C) Au fur et à mesure que l’entreprise réussissait à former des trains de voyageurs, un plan de transport plus étoffé se substituait aux autorails et s’ouvrait progressivement à toutes les catégories de passagers. Lorsque la formation d’un train n’était pas possible, des voitures à voyageurs étaient rajoutées aux trains de messageries qui assuraient ainsi une prestation mixte. Cet embryon de service se traduisait par la publication d’un indicateur chaix le 9 octobre soit quelques semaines seulement après la libération.
Les grandes relations radiales plus quelques relations transversales formaient ce service réduit qui s’étoffait de mois en mois à mesure que les ouvrages d’art et le matériel étaient restitués à l’exploitation
D) Quant au trafic international, malgré la relation de Paris à Bruxelles assurée par autorail dès le mois d’octobre, il fallut attendre le mois de janvier 1945 pour voir revivre les liaisons franco-anglaises, franco-suisse et franco-espagnole.
On peut constater dans le tableau qui suit qu’à l’été 1945, soit 1 an après la libération, l’offre ferroviaire avait de nouveau retrouvé son rythme de croisière avec plus de 600 000 kilomètres journaliers.
A cette même date (août 1945) le parc des locomotives en service affichait un inventaire de 7870.
Si toutes ces avancées techniques ont été permises dans un laps de temps très court, on le doit surtout au sens du devoir de cette corporation comme au travail et à la vaillance de ses membres.
Je vais citer deux exemples qui me semblent bien démontrer ce que j’avance.
Dans le Notre Métier du 7 septembre 1945, il était rapporté comment les cheminots avaient redoublé d’efforts pour remettre l’outil de travail sur les rails. Pour cela, ce journal d’entreprise prenait des exemples précis sur la région SNCF du Sud-Ouest tout en précisant que des mesures semblables étaient également prises dans les autres régions. Les voici :
Les agents des dépôts des services de l’entretien et des grands ateliers ont « consenti de bonne grâce à porter de 48 h à 54 heures la durée hebdomadaire de travail »
Les services étaient effectués le plus souvent en 2/9 ce qui se traduisait par 6 jours de travail à 9h pour un seul jour de repos.
Après avoir cité de nombreux exemples de productivités obtenues par ce surcroît de travail, l’article concluait en précisant que la meilleure récompense que pouvaient attendre les ouvriers du rail se trouverait dans la reconnaissance de la nation sur la contribution des cheminots à l’effort de redressement du pays.
Le deuxième exemple se trouve dans le Notre Métier du 23 mars 1945. A la suite d’une demande faite par le comité interfédéral des cheminots à la Direction générale de la SNCF, la proposition suivante était retenue par la direction du personnel et publiée par l’Avis Général P18 n°2 du 7 mars 1945. Celui-ci actait le principe que, pendant 1 semaine, toutes les heures supplémentaires effectuées par les agents dans les services où ce besoin serait reconnu nécessaire à l’effort de rétablissement du service ne seraient pas payées aux agents mais seraient versées sur un compte en vue d’abonder une caisse de secours aux familles des prisonniers. Ceux dont le métier n’imposait pas le recours à des heures supplémentaires pouvaient demander une retenue volontaire sur solde pour apporter leurs contributions. Cette semaine d’action portait le nom de « semaine de l’absent ».
Sens du devoir, solidarité, ardeur au travail, telles étaient les valeurs de ces hommes qui n’ont compté ni leurs heures ni leurs peines pour redonner au pays ce réseau de chemin de fer auquel tout cheminot est foncièrement attaché.